Ça me prit si soudainement que j'en eus le souffle coupé. Je serrai convulsivement les poings et sentit ma bouche se tordre. Pendant quelques instants, je luttai contre l'envie irrépressible de frapper quelque chose.... n'importe quoi, pourvu que ce soit à porté. Le juron partit quand même de ma gorge crispée et s'échappa de mes lèvres serrées en une sorte de murmure forcé.
Mon portefeuille. Je l'avais, à l'instant. Et maintenant, le poids ridicule de ma poche bêtement vide faisait ployer mon échine imbécile. Disparu. Je respirai plusieurs fois longuement pour me calmer. Je savais parfaitement qu'en frappant quelque chose, je me ferai mal, j'aurai l'air encore plus bête, et je serais toujours énervé. Le souffle court, je me mis à jeter de rapides coups d'œil à la foule alentour. Peine perdue. Si j'avais seulement pu voir la personne qui me l'avait pris, je lui aurai sauté dessus pour le faire tomber, je l'aurai attrapé par les cheveux et lui aurai cogné le visage. Qu'il apprenne. Ce sale... sale... une série d'insultes toutes plus odieuses les unes que les autres affluèrent. Je les retint difficilement. Le quai de la gare était bondé et quelqu'un me bouscula, pressé de passer. J'eus envie de l'attraper et de le jeter au loin. De lui faire mal. Une vision sanglante jaillit dans mon esprit. Et un sourire méchant pointa sur ma face. Mais on m'avait volé. La colère revint à la charge et j'eus encore envie de crier des grossièretés. Incapable toujours de bouger normalement tant ma rage était intense, je continuais de scruter les gens qui passaient alentour avant de me rendre compte que mes poings s'étaient de nouveau serrés et que mes ongles me faisaient mal. Je tâtai fébrilement toutes mes poches, les doublures de mon blouson, attrapa mon sac comme un enragé et l'ouvrai à la volée. J'eus envie de tout sortir, de tout arracher pour le vider, pour être sûr... mais aucun doute. J'avais acheté cette saloperie de billet, et, pressé de composter, j'avais glissé le portefeuille dans ma poche extérieure. La pensée qu'on allait utiliser ma carte bancaire à mon insu arriva au galop. À nouveau l'envie de frapper quelqu'un. Si le voleur l'utilisait... c'était mon argent. Je l'avais gagné. Quel con! De plus en plus fébrile, je fourrai pèle-mêle toutes mes affaires dans mon sac, froissant les papiers importants, écrasant le rapport que je devais rendre, jetant les stylos avec les dossiers. Je n'en avais rien à faire. Je n'avais plus mon portefeuille. Qu'est ce que j'allais faire sans, hein? Je me rendis compte que les gens autour devaient me regarder bizarrement car je m'étais accroupi au milieu du passage et avais des gestes de plus en plus saccadés. Si ça se trouvait, le type qui m'avait volé me regardait en riant. Cette pensée me mit absolument hors de moi et je fis un tour d'horizon, prêt à sauter sur le premier visage souriant. Mais nul n'en avait cure. Une flopée d'injures emplit ma bouche d'un goût amère et je fis demi-tour d'un bloc, marcha d'un pas décidé sur mes propres traces, les yeux au sol. Je bousculai un homme chargé d'un sac de sport. Une satisfaction méchante me prit. Qu'il vienne me chercher, tiens. Allez... mais il était pressé. Je ne m'arrêtai pas et continuai donc, descendis les escaliers. Un autre me bouscula. J'eus envie de lui foncer dedans, de le jeter à terre. Mais il avait disparu, déjà.
Soudain, un bras se tendit en travers de mon champ de vision. Prêt à en découdre, je relevai mes yeux pleins de haine... sur une des plus charmantes créatures qu'il m'eut été donné de voir. Elle me souriait et je pouvais voir l'émail de ses dents entre ses lèvres rouges. Ses yeux rieurs me fixèrent un instant, puis elle les détourna pour tendre le bras:
- Excusez moi... vous ne chercheriez pas ceci?
Sa voix me fit l'effet d'une douche curative. La colère venait de s'évaporer comme neige au soleil et je me sentis aussitôt au comble de l'imbécilité. Je devais avoir l'air fin, tout rougeaud, le cheveux en bataille, le blouson de travers, mon sac pendant bêtement au bout d'un bras amorphe. J'eus envie de m'expliquer. Et puis mon regard se porta sur sa jolie main, sa question me revint en mémoire. Elle me tendait mon portefeuille. La gratitude dut illuminer ma face car elle partit d'un charmant rire cristallin. Je lui pris l'objet des mains comme si il se fut agit d'une relique. Le monde était encore pourvu d'êtres bons et généreux. Je fus tenté de la prendre dans mes bras ou de danser autour d'elle en criant des remerciements, mais le cœur qui m'était remonté dans la gorge sous l'effet du soulagement m'empêcha de parler tout de suite. Me voyant si benêt, elle reprit:
- Vous l'avez perdu aux bornes, alors je vous ai cherché... je dois y aller.
- Attendez... euh, merci. Maintenant que je l'ai... euh... vous... le temps... un verre?
Elle rit doucement et me fit un sourire enchanteur.
- Désolée. Mon train va partir.
Elle me planta là, mon portefeuille à la main. Je la regardai partir, persuadé qu'elle n'était rien d'autre qu'une sainte envoyée par un dieu inconnu pour m'aider. Je repris peu à peu mes sens et alors qu'un nouveau voyageur me poussait pour passer, je pris conscience de la voix qui résonnait dans la gare. L'annonce pour mon train! J'eus beau courir comme un dératé, je ne pus que le voir partir...